Culture

Avec « Hamlet », les acteurs trisomiques prennent le pouvoir

Diana Gutierrez, Cristina Leon Barandiaran et Ximena Rodriguez dans « Hamlet », écrit et mis en scène par Chela De Ferrari, en 2020, Teatro La Plaza, à Lima (Pérou).

Ce n’est pas parce que la mise en scène de Hamlet par l’artiste péruvienne Chela De Ferrari traverse la France au pas de charge que ce spectacle fracassant doit passer sous les radars. Interprétée par huit acteurs atteints de trisomie 21, la pièce déjoue efficacement les chausse-trapes inhérentes à ce type de projet : est-ce vraiment du théâtre ? Le handicap excuse-t-il la faiblesse de la forme artistique ? Qu’est-ce qui domine, le jeu ou le syndrome de Down, dont sont porteurs les comédiens ? Les doutes, les réticences, les agacements, les scrupules affluent. Et puis ces embarras débarrassent le plancher. Ils n’ont, ici, aucune raison d’être.

Sur un plateau ramené à l’essentiel (une aire de jeu bordée d’éléments de décor – tables, chaises, portant de costumes – et dominée par un vaste écran vidéo disposé sur le mur du fond), huit interprètes prennent le pouvoir. Ils le prennent sur le texte, la scène, le public et sans doute, également, sur ce handicap, dont ils font une force de travail et une fierté intime (« Je ne suis pas comme les autres », chantent-ils en chœur à la fin). Leur toute-puissance ne souffre pas de contestation. A tel point que nos grilles de lecture habituelles s’effondrent, emportant avec elles préjugés, postures et clichés. Ce qui se joue est artistique et humain. En aucun cas compassionnel. Certainement pas à côté de Shakespeare.

Habile hybridation

D’entrée de jeu, les comédiens préviennent : ils se savent trisomiques et auraient préféré ne pas l’être. La vidéo d’un accouchement projetée en ouverture, avec son zoom impitoyable sur le visage crispé (et douloureux) du nouveau-né, donne le ton : la représentation sera corrélée à la brutalité du réel, lequel surgit dans nos vies dès notre première respiration. Si la poésie n’est pas absente de la scène, elle n’est pas davantage un habillage cosmétique qui dissimulera le désastre. Alignée face à une salle éclairée en pleine lumière (ce sera souvent le cas), la troupe d’acteurs opte pour la frontalité. Le mode d’emploi a le mérite d’une franchise assumée : ils ne sont pas toujours audibles, ils sont lents, ils parlent mal, ils ont des tics lorsqu’ils ont peur. Si les spectateurs veulent sortir, qu’ils le fassent. Mais en silence.

« Hamlet », écrit et mis en scène par Chela De Ferrari, en 2019, au Teatro La Plaza, à Lima (Pérou). « Hamlet », écrit et mis en scène par Chela De Ferrari, en 2019, au Teatro La Plaza, à Lima (Pérou).

Ce pacte une fois énoncé, Hamlet peut entrer dans l’arène. Il arrive, compressé en quelques scènes fondatrices qui se suffisent à elles-mêmes : le « qui va là ? » inaugural, le spectre du père assassiné par Claudius le traître, la reconstitution fictive du meurtre dans la scène dite « de la Souricière », que met en scène Hamlet, le suicide d’Ophélie et, bien sûr, l’immarcescible monologue du héros : « Etre ou ne pas être. » Pas besoin de plus pour prendre la mesure d’une tragédie ancrée dans l’imaginaire collectif et en percevoir, comme rarement, le noyau dur : le prince errant est un être à part qui ne saurait être jugé à l’aune de la normalité. Hamlet est différent. Il n’est pas fou. Il est autre. Et alors ? Huit comédiens trisomiques se posent (et nous posent) la question. On n’est pas près de l’oublier.

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